1. Même équipe, même code, mêmes clients
Aliasource était un éditeur open source connu pour sa solution OBM (Open Business Management), une solution de messagerie collaborative concurrente de Microsoft Exchange.
+ 500.000 utilisateurs.
C’était une référence dans son domaine.
En 2007, Linagora rachète Aliasource, récupère la techno, et garde les deux fondateurs, Pierre & Pierre, aux commandes. Ils deviennent salariés de leur ancienne société et actionnaires de Linagora.
C’était la première opération de croissance externe de Linagora. Elle ne risque pas de l’oublier car, très vite, les choses ont mal tourné :
En 2010, les deux fondateurs démissionnent.
L’un d’eux crée quelques mois plus tard Blue Mind, un concurrent frontal.
En 2011, ils cèdent leurs actions dans Linagora et le second rejoint à son tour Blue Mind.
Pierre écrira par email à un contact :
« Je prépare la solution qui va les barrer du marché de la messagerie open source. »
Linagora voit rouge et les accuse notamment de : débauchage de salariés, récupération du code source, détournement de clients lors d’appels d’offres etc.
Dans un courriel du 10 avril 2012 adressé à un ami, Pierre explique avoir créé la société Blue Mind dix jours après son départ de la société Linagora et avoir relancé un projet similaire avec ‘les 8 de feu l’équipe OBM’.
« Toute l’équipe vient chez moi samedi 3 juillet. »
« J’ai relancé le projet avec les 8 de feu l’équipe OBM. »
Sur LinkedIn, les anciens salariés annoncent la naissance de BlueMind avec la “dream team OBM”.
Pierre & Pierre recrutent 6 anciens développeurs clés (la “dream team” OBM).
« J’en ai parlé à [C] [[Y]] hier. Globalement il est très positif (ça lui permet de quitter rapidement la société) […] Toute l’équipe vient chez moi samedi 3 juillet. »
Une partie de la clientèle historique sera captée : des clients clés passent de Linagora à BlueMind en à peine quelques mois.
Extrait d’un email faisant référence à un futur client :
« c’est très en amont, donc on reste calme, mais enfin moi ça m’excite au max (! :)) d’imaginer d’aller rechopper ça à [Linagora] »
Linagora assigne Pierre & Pierre – les deux vendeurs – en restitution du prix et dommages et intérêts.
En parallèle, une action en contrefaçon fait l’objet d’une procédure distincte et une expertise a lieu sur le code source (on vous en parle dans l’une des deux prochaines douille).
Linagora demande plus d’un million à Pierre & Pierre.
La liste des demandes faites par Linagora est longue comme un bras. Voici un extrait :
– 270.304 euros et 135.437 euros au titre de la restitution partielle du prix de cession des actions Aliasource ;
– 1.725.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi au titre du gain manqué présent et futur ;
– 312.144 euros et 153.216 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait des manquements graves à leurs obligations contractuelles de non-concurrence en qualité ‘d’hommes clés’ et à leur devoir général de loyauté, de fidélité et d’information en leur qualité d’actionnaires dirigeants ‘hommes clés’ ;
– 405.740 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant du gain manqué et de la perte de chance du fait du détournement de la clientèle de cette société ;
– 250.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral et du préjudice d’image résultant du dénigrement du logiciel OBM propriété exclusive de cette société ;
– 672.639 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant des dépenses d’investissement perdu par la captation parasitaire du savoir-faire de cette société ;
– 76.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant du coût des recrutements dus au débauchage des salariés de cette société ;
– […]
Les premiers jugent donnent raison à Pierre & Pierre de Blue Mind.
Linagora fait appel.
Le dirigeant de Linagora déclare :
« La création de Blue Mind s’est effectuée en contradiction avec la clause de non concurrence spécifiée dans le protocole d’accord signé entre les vendeurs d’Aliasource et LINAGORA et que Blue Mind utilise du code OBM dans son produit. »
Commençons à regarder tout cela de plus près ensemble dans ce premier épisode.

La clause de non-concurrence du pacte d’associés…
Le 12 juin 2007 : Pierre & Pierre signent un acte d’adhésion au pacte d’actionnaires de la société Linagora et ce, expressément en leur qualité ‘d’hommes clés’ au sens de l’article 13 du pacte.
Le 13 juin 2007 : ils signent leurs contrats de travail.
La notion d’ »homme clé » désigne une personne considérée comme essentielle au bon fonctionnement ou à la réussite d’une entreprise. C’est souvent un fondateur, un dirigeant, un expert ou un développeur stratégique sans qui le projet ou la société perdrait une part importante de sa valeur.
En pratique, dans un pacte d’associés ou un contrat :
- On identifie certaines personnes comme « hommes clés » pour leur imposer des obligations renforcées : non-concurrence, non-sollicitation, confidentialité…
- Cela permet de protéger l’entreprise en cas de départ : on ne veut pas que cette personne recrée la même activité ailleurs avec les clients, les équipes ou la techno.
L’article 13 du pacte d’actionnaires stipulant l’engagement de non-concurrence de Pierre & Pierre désignés comme ‘hommes clés’ est rédigé comme suit :
« L’engagement des ‘hommes clés’ tels qu’ils sont définis ci-après consiste :
– tant qu’ils auront la qualité d’homme clé, et
– dans un délai de deux ans à compter de leur départ de la société,
à ne pas :
i) occuper un poste d’administrateur, directeur, employé, consultant ou prestataire de service, ou détenir des participations directes ou indirectes dans une autre société qui exerce une activité similaire dans un pays d’Europe,
ii) embaucher ou proposer d’embaucher des salariés de la société,
iii) solliciter les clients ou prospects de la société. »
…était cassé
Dans l’esprit, cette clause de non-concurrence les interdisait de concurrencer Linagora pendant deux ans après leur départ, partout en Europe, et sous toutes les formes (salarié, actionnaire, consultant, etc.).
Si la clause de non-concurrence avait été valable, les fondateurs de Blue Mind auraient été condamnés, sans même qu’il soit nécessaire de prouver une faute précise.
Sauf que, « l’Europe » n’est pas une limite géographique suffisante dans le contexte de cette affaire.
La clause de non-concurrence a été jugée illicite donc écartée.
Première douille pour Linagora
Le suite au prochain épisode.
2. Le Temps technique : la mise en échec de la clause de non-concurrence
Dans cette affaire — comme dans toute négociation précontentieuse — notre premier réflexe est toujours d’attaquer les clauses qui nous dérangent.
Tous les coups sont permis.
C’est aussi pour cela que la qualité de rédaction d’un contrat est importante (et aussi complexe).
Une clause bien rédigée, c’est une clause qui résiste.
Une clause floue ou excessive, c’est une faille exploitable.
Rappel : pour être valable, une clause de non-concurrence doit impérativement :
- Être limitée dans le temps,
- Être limitée géographiquement (et raisonnablement),
- Être proportionnée au but recherché,
- Et, si elle vise un salarié, prévoir une contrepartie financière.
Dans cette affaire, la clause a cédé sur le terrain de la limite géographique — et ce n’est pas surprenant. On voit encore trop souvent des clauses exagérées sur le champs géographique sans justification.
Mais plus encore ici, ce n’est pas tout : la rédaction elle-même posait problème. Lisez bien :
Seule la première des interdictions en (i) est géographiquement limitée à l’Europe.
La Cour d’appel a été très claire :
« Si une telle clause de non-concurrence est justifiée par la protection des intérêts légitimes de la société Linagora, le nombre important d’interdictions qu’elle contient, leur durée apparaissant longue dans le domaine du développement de produits informatiques et de prestations de service y afférentes où l’innovation technologique est rapide, et leur application à un secteur géographique étendu s’agissant de l’exercice d’une activité professionnelle et sans limite s’agissant de la prospection de clientèle en font une entrave excessive à la liberté de se rétablir et au libre exercice d’une activité professionnelle. La clause invoquée par [Linagora] est donc illicite. »
Une clause de non-concurrence s’appliquant en Europe n’est pas en soi illicite.
Mais si elle est mal calibrée, trop large ou mal justifiée, elle devient un boulet.
Et ça, la liberté d’entreprendre, protégée par la Constitution, n’aime pas trop.
💶 Et la contrepartie financière dans tout ça ?
Vous vous demandez peut-être : « Mais la clause n’était-elle pas invalide aussi parce qu’elle ne prévoyait pas de compensation ? »
La Cour rappelle que « La clause de non-concurrence litigieuse n’avait pas, pour être licite, à être assortie d’une contrepartie financière. »
Pourquoi ? Parce que Pierre & Pierre n’étaient pas salariés au moment de leur adhésion au pacte d’associés.
Le critère s’apprécie à la date de signature, pas en fonction de leur rôle passé ou futur.
Si vous êtes côté acquéreur, voici quelques conseils pour votre clause de non-concurrence dans le contrat de cession (« SPA ») :
Rédigez une clause précise et proportionnée, qui prévoit :
- Une durée (2 ans est souvent un grand maximum),
- Une limite géographique raisonnable (ne jamais écrire « le monde entier »)
- Une contrepartie financière, surtout si le cédant est salarié (la qualité de salarié s’apprécie au jour de la signature du SPA)
- Un périmètre d’activités bien défini (ex. « solutions de messagerie collaborative open source pour … »).
Ne faites pas des clauses trop « larges » car, croyez-nous, dès qu’un risque de nullité d’une clause est repéré, il devient une arme redoutable de négociation.
Listez la clientèle sensible et les actifs clés que vous voulez protéger :
- Liste des clients stratégiques,
- Projets en cours ou historiques,
- Logiciels ou modules spécifiques,
- Savoir-faire particulier.