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1. La liberté d’entreprendre face à la garantie légale d’éviction

 

Depuis 2012, un contentieux a vu le jour entre deux sociétés BlueMind et Linagora. La deuxième accuse la première, notamment de contrefaçon (en copie de son logiciel OBM), de concurrence déloyale, ou encore de non-respect d’une clause de non-concurrence.

Plusieurs actions en justice ont été engagées.

Pendant toute cette affaire, le sang est monté plus d’une fois.

Une saisie et un blog dédié

 

D’ailleurs, c’est allé si loin qu’un site laveritesurbluemind.net a été mis en ligne par Linagora qui ne dit rien de très sympa sur son adversaire.

Linagora sera condamné pour diffamation et le site sera fermé.

Dans l’épisode précédent, nous vous expliquions pourquoi le pacte d’actionnaires n’avait pas fonctionné pour protéger les intérêts de Linagora.

Dans le présent épisode, nous allons vous parler d’une autre arme qui a été utilisée contre Blue Mind : la garantie légale d’éviction.

La garantie légale d’éviction, est un des derniers recours quand le contrat n’a pas fonctionné.

 

C’est une obligation légale du vendeur (articles 1625 et suivants du Code civil) qui protège l’acheteur contre tout trouble de fait ou de droit qui l’empêche de profiter paisiblement de ce qu’il a acquis.

Appliquée à une cession de société, cela signifie que le vendeur ne doit pas porter atteinte, même partiellement, à l’activité de la société qu’il a vendue.

Pas besoin de démontrer une faute contrairement à la concurrence déloyale.

Est ce que les fondateurs de Blue Mind ont violé la garantie d’éviction ? Oui ou non ?

On ne juge pas l’intention mais uniquement le trouble.

Pour rappel, Linagora accuse Blue Mind notamment de :

  • débauchage de salariés,
« Pour ce qui est du débauchage massif, il faudra m’expliquer comment 6 personnes qui ont rejoint Blue Mind des années après démissionné de Linagora et ayant entre deux exercé des fonctions dans d’autres sociétés, ont pu désorganiser en peu de temps la société comme la notion de débauchage massif le laisse entendre, sachant que si désorganisation il y a eu, c’est sans doute dû à la centaine de démissions qui a touché Linagora entre 2010 et 2011. » (Déclaration de Pierre issue de journaux en ligne)
  • récupération du code source,
« En faisant Blue Mind nous avons appliqué de façon automatisée une autre en-tête de licence sur des milliers de fichiers or il s’est avéré que 23 d’entre eux avaient à l’origine un copyright Linagora. On est dans un cas de figure archi classique dans le milieu de l’Open Source, l’article 8 de la licence GPL prévoyant de ne pas sanctionner mais d’informer toute personne à l’origine de cette modification pour corriger le problème, or Linagora ne nous a jamais demandé de procéder à une quelconque modification » (explications de Pierre issue de journaux en ligne)

 

  • détournement de clients lors d’appels d’offres.
« Parmi la cinquantaine de clients soi-disant débauchés, il y en a uniquement trois qui ont été trouvés par la saisie dont un n’était même plus client de Linagora et deux issus d’appels d’offre public auquel Linagora n’a même pas répondu. » (Déclaration de Pierre issue de journaux en ligne)

 

Qu’ont dit les juges ?

 

En 2018, les premiers juges donnent raison à Blue Mind et condamne Linagora à verser aux deux ex 20k euros chacun en remboursement des frais.

Linagora fait appel.

En 2020, les juges de la cour d’appel donneront raison à Linagora et condamneront Blue Mind à plus de 500k euros d’indemnités.

Sauf que, Blue Mind décide d’aller devant la Cour de cassation qui annulera cette décision.

En novembre 2021, la Cour de cassation dira ceci :

“En se déterminant ainsi, après avoir constaté que l’un des cédants avait créé la société concurrente plus de trois ans après la cession des actions, que l’autre cédant n’avait rejoint cette société que quatre ans après la cession et que les contrats en cours lors de la cession étaient à durée déterminée, sans rechercher concrètement si, au regard de l’activité de la société dont les parts avaient été cédées et du marché concerné, l’interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés, la cour d’appel a privé sa décision de base légale.”

D’après notre haute juridiction, la garantie légale d’éviction ne peut interdire indéfiniment et sans limite à Pierre & Pierre de reprendre une activité concurrente.

Une analyse de la proportionnalité de cette interdiction est obligatoire. La Cour d’appel ne l’ayant pas faite, son arrêt est cassé.

Le litige ne s’est donc pas arrêté là car lorsque la Cour de cassation casse, elle renvoi à la Cour d’appel qui doit à nouveau juger.

En novembre 2022, la Cour d’appel de Paris confirmera la décision de la cour de cassation estimant que la garantie d’éviction

« qui doit nécessairement être limitée dans le temps pour ne pas contrevenir au principe à valeur constitutionnel de la liberté d’entreprendre » n’avait pas été violée.

Le dirigeant de Linagora sera condamné à verser 20k de dommages-intérêts à chacun des ex.

En 2024, la Cour de cassation rejettera un nouveau pourvoi formé par Linagora.

Mais ce n’est pas terminé. On vous en dit plus dans deux semaines.

***

Deux versions d’une même histoire. Et une quête de vérité qui s’est transformée en cauchemar pour les deux camps.

Quelle entreprise souhaite vraiment s’engager dans 12 ans de contentieux ?

Parfois, vous vendez votre entreprise… et tout dérape.
Parfois, vous l’achetez… et ce n’est pas mieux.

Peu importe le point de vue que vous adoptez : dans cette affaire, les deux parties en sont sorties abîmées.

Alexandre de Linagora, déclarera :

« On a eu tendance à oublier que cette affaire a énormément coûté à Linagora. Que ce soit sur son développement commercial ou en termes de réputation, tout a été mis en œuvre pour brouiller une évidence : nous avons été lésés… Une grosse partie de notre clientèle a été détournée. »

2. Le Temps technique : pourquoi la garantie légale d’éviction a été mise en échec

 

Vous êtes sous le choc et vous voulez comprendre pour le droit commun n’a pas suffi et qu’il faut un contrat de cession bien construit pour éviter ça ?

La garantie d’éviction prévue par l’article 1626 du Code civil interdit au vendeur tout agissement susceptible de troubler l’acheteur dans la jouissance de ses droits.

Dans cette affaire, pour la première fois, la Cour impose une exigence de proportionnalité à l’obligation de non-concurrence légale issue de la garantie d’éviction du cédant de droits sociaux.

Ce contrôle de proportionnalité est logique car, pour rappel, la liberté d’entreprendre est un principe constitutionnel hiérarchiquement supérieur à la garantie légale d’éviction.

Mais il affaiblit beaucoup la garantie légale d’éviction sur laquelle tous les juristes comptent dans une négociation précontentieuse.

Si vous êtes côté acquéreur, voici quelques conseils pour votre clause de non-concurrence dans le contrat de cession (« SPA ») :

Rédigez une clause précise et proportionnée, qui prévoit :

  • Une durée (2 ans est souvent un maximum admis),
  • Une limite géographique raisonnable,
  • Une contrepartie financière, surtout si le cédant est salarié (la qualité de salarié s’apprécie au jour de la signature du SPA),
  • Un périmètre d’activités bien défini (ex. « solutions de messagerie collaborative open source pour … »).

Ne faites pas des clauses trop « larges » car, croyez-nous, dès qu’un risque de nullité d’une clause est repéré, il devient une arme redoutable de négociation.