1. Trois associés, un seul survivant
Ils étaient trois. Trois amis.
Pas des jeunes fraîchement sortis d’école. Non.
Plutôt du genre bouteille bien secouée par vingt ans d’expérience.
Des pros, chacun dans sa spécialité, dans un même secteur réglementé.
En général, on les adore, car quand on a déjà pris des « claque-poings », on comprend beaucoup plus vite la valeur d’un avocat.
Trois cerveaux, Clodomir, Eulalie et Raoul et une vision : lancer un SaaS innovant dans leur domaine.
Ils savaient que ça allait être dur. Notamment car leur secteur d’activité est réglementé. Il faut des autorisations administratives et se confronter à des interlocuteurs souvent méfiants et pas drôles du tout.
Mais ils y croyaient.
Ils y croyaient… sauf que deux sur trois y ont cru un peu moins en mettant un peu moins d’argent dès le départ.
Clodomir a sorti les billets. 60k euros dans le capital puis il a injecté en compte courant d’associés quelques milliers d’euros supplémentaires.
Eulalie et Raoul, peut-être plus frileux, ont évoqué des « contraintes financières » pour justifier leur apport minimal. 15k euros chacun.
Pas grave, pensait Clodomir. Le temps que le projet se lance, ça s’équilibrera.
Aucun pacte d’associés n’a été signé. Aucun accord sur les rôles. Juste une confiance vague et des mails gentils.
Les mois passent.
Ils obtiennent petit à petit les autorisations nécessaires, les feux verts s’allument ; le secteur est enthousiaste
Le produit fonctionne. Le marché réagit bien.
Et c’est là que les ennuis commencent.
—
Eulalie et Raoul voient la boîte décoller. Ils comprennent que leur part (liée à leur apport dérisoire) ne reflètera jamais leur « valeur ».
Ils demandent une renégociation du capital.
Clodomir les regarde, un sourcil levé.
— « J’ai mis tout le risque sur la table. Et maintenant que ça marche, vous voulez du gâteau ? »
Le ton monte. Les non-dits s’installent. Clodomir découvre qu’il est majoritaire au capital, mais pas au pouvoir. Il n’a jamais été nommé dirigeant – ça ne se reflète pas sur le kbis et il n’a jamais vérifié cette partie-là.
Concrètement, il n’a pas de pouvoir sur la société pour la faire tourner au quotidien (signer un contrat, faire un virement, etc.).
Il commence à s’en vouloir de ne pas avoir fait les choses de manière carrée.
La situation s’enlise. Ils tentent une médiation. Puis une autre.
Rien ne tient.
Les égos prennent le dessus.
Ils s’engueulent beaucoup.
Clodomir est usé. Il propose une porte de sortie : « ok soit je vous rachète à un prix raisonnable, soit vous me rachetez mes parts au même prix ».
Il propose un peu plus que la valeur nominale.
Eulalie et Raoul refusent. Ils veulent une réévaluation, un recalcul, une « justice » et font également une proposition de rachat mais à un prix moindre (?).
Clodomir refuse de céder au prix proposé. Il se considère comme un investisseur : son risque doit être valorisé.
Les deux autres campent sur leur ligne : ils ont bossé, même sans cash, ils méritent leur part.
—
S’en suivent des mois de tensions, de mails d’ultimatum, de réunions glaciales et de WhatsApp laissés en « vu ».
Personne n’avance. Personne ne recule.
Pendant ce temps, la société perd du souffle. Le SaaS prometteur reste figé. Les clients hésitent. Le cash diminue.
Jusqu’à la fin.
La liquidation judiciaire est prononcée.
La société a été rachetée au nominal.
Par qui ?
L’un des associés, on vous laisse imaginer lequel. Disons juste qu’il y a parfois une ironie délicieuse dans le droit des affaires.
2. Le temps technique : connaissez-vous la clause shot gun ?
Ce que Clodomir a proposé à Eulalie et Raoul aurait pu être contractualisé de façon très efficace dans un pacte d’associés via la clause américaine dite de « buy or sell » ou « shot gun » (en français : achète ou vend ou encore l’offre alternative).
C’est une clause qui permet à un associé, en cas de désaccord grave entrainant un blocage :
- de proposer à l’autre de racheter ses parts à un prix déterminé,
- et si l’autre refuse, de l’obliger à lui céder ses propres parts au même prix.
C’est une manière radicale de résoudre une paralysie en imposant une sortie à l’un des associés.
Attention, nous ne vous disons pas qu’elle est systématiquement insérée dans les pactes d’associés mais que c’est UN mécanisme qui peut être prévu.
D’autant plus que ce mécanisme a fait couler beaucoup d’encre et la doctrine juridique s’est questionnée sur sa validité.
Nous profitons de cette Douille pour vous souffler que la Cour de cassation a très récemment sécurisé ce mécanisme dans un arrêt du 12 février 2025 (n° 23-16.290, FS-B)
L’enjeu était de savoir si, dans ce type de clause, le prix fixé dans l’offre d’un associé pouvait être considéré comme « déterminable » au sens de l’article 1591 du Code civil, ou si au contraire il dépendait de la seule volonté d’une partie (ce qui rendrait la clause nulle).
En clair : le prix fixé par l’associé initiateur est-il suffisamment objectif pour rendre la vente parfaite ?
La Cour de cassation juge que le prix fixé par la clause « buy or sell » est déterminable car il s’impose de façon symétrique aux deux associés. La clause constitue un engagement équilibré et, une fois la procédure respectée, la vente est parfaite sans qu’un nouvel accord soit nécessaire.
Le mécanisme a donc été sécurisé pour les pactes d’associés.